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Bruit et cerveau, les liaisons méconnues (et fascinantes)

Comment notre cerveau traite-t-il les sons qui lui parviennent ? En quoi cela peut-il impacter notre santé mentale ou notre sommeil ? Et si les sons pouvaient devenir des outils de diagnostic, voire de thérapie ? Chercheur en neurosciences de l’Institut reConnect à l’Institut de l’Audition (Institut Pasteur), directeur de l’équipe Cognition et Communication Auditive, Luc Arnal explore chaque jour ces sujets complexes et fascinants.

Quelle est la principale mission de votre équipe Cognition et communication auditive ?

Luc Arnal

Luc Arnal : Notre objectif est de comprendre comment le cerveau humain perçoit, interprète et réagit aux sons, qu’ils soient naturels, musicaux ou artificiels. Nous étudions notamment comment certaines propriétés acoustiques influencent notre attention, nos émotions, et même nos décisions. Ces recherches fondamentales visent à mieux caractériser les troubles de la perception et de la communication auditive, les déficits auditifs, qu’ils soient liés à la surexposition sonore, à l’âge ou à des pathologies neurologiques comme la maladie d’Alzheimer. Et, à terme, à proposer des outils cliniques de diagnostic des déficits auditifs ou de stimulation auditive plus adaptés à chaque profil de patient.

Vous avez découvert que certains sons, dits rugueux ou désagréables, sont traités par le cerveau différemment du langage. De quelle manière précisément ?

L.A. : Oui, nous avons cherché à comprendre pourquoi certains sons qu’on utilise pour communiquer paraissent désagréables ou alarmants et captent automatiquement notre attention. Les cris, l’alarme de notre réveil ou la sonnette de notre porte d’entrée ne paraissent pas simplement trop forts : ils partagent une propriété acoustique particulière appelée rugosité qui rend leur perception désagréable, parfois insupportable. Ces sons fluctuent très rapidement et donnent une sensation de bourdonnement. Nos recherches montrent que ces sons sollicitent des réseaux cérébraux profonds, liés à la vigilance et à l’attention au danger extérieur. Ils sont capables de nous tirer plus efficacement du sommeil que d’autres sons. Ils sont traités différemment des sons du langage ou de la musique : leur détection est automatique, et peut provoquer des réactions émotionnelles et aversives incontrôlables. Ils sont fortement liés aux fonctions de survie et on les retrouve en particulier dans les cris de bébés ou encore les signaux d’alerte artificiels, autant de sons conçus ou sélectionnés pour capturer l’attention et nous faire réagir rapidement. Malheureusement, ces sons peuvent, lorsque l’exposition se prolonge, devenir exaspérants au point de nuire à notre équilibre psychologique.

En quoi la pollution sonore est-elle un facteur de risque pour notre santé auditive et mentale ?

L.A. : Le bruit chronique peut endommager l’audition, mais il agit aussi sur notre stress, notre sommeil, notre concentration. S’il est connu que l’exposition prolongée aux sons fort constitue un danger pour l’intégrité de nos oreilles, il est essentiel de comprendre que certains sons, même à intensité modérée, s’ils sont imprévisibles ou fréquents, peuvent perturber l’équilibre du cerveau. On pense naturellement aux sons surprenants et excessivement déplaisants des véhicules mal catalysés, voire parfois débridés. Tous ces sons peuvent contribuer à affecter l’humeur, et à terme la santé mentale, en augmentant le risque de troubles anxieux, de fatigue chronique, voire de déclin cognitif. Notre cerveau est conçu pour interpréter les sons de l’environnement, mais pas pour être constamment bombardé de stimuli sonores agressifs ou inutiles.

Comment le cerveau s’adapte-t-il lorsque la perception des sons est dégradée, par exemple en cas de déficience auditive légère ou profonde ?

L.A. : Le cerveau est très plastique : quand l’audition décline, il réorganise ses circuits. Certaines régions auditives se désactivent partiellement, tandis que d’autres fonctions visuelles, motrices, attentionnelles prennent le relais. C’est une forme de compensation, mais qui a ses limites car ces stratégies de compensation peuvent être inadaptées et contribuer à une fatigue cognitive accrue ou à l’isolement social. C’est pourquoi il est crucial de détecter les pertes auditives précocement et de les corriger, même lorsqu’elles sont légères, pour éviter des adaptations cérébrales ou comportementales qui deviendraient ensuite plus difficiles à inverser.

Quel est le lien entre la déficience auditive et les maladies neurodégénératives ?

L.A. : On sait aujourd’hui que la perte auditive non traitée est l’un des principaux facteurs de risque modifiables pour la maladie d’Alzheimer. Ce n’est pas seulement une coïncidence liée à l’âge : l’audition structure le langage, la mémoire, les interactions sociales. Lorsqu’elle se détériore, cela peut accélérer l’isolement, la surcharge cognitive et le déclin des fonctions supérieures. Nos travaux cherchent à comprendre précisément quels circuits sont affectés en premier, et comment les protéger ou les réactiver.

Serait-il possible d’utiliser certains sons pour réactiver les régions du cerveau affectées par la maladie, et ainsi améliorer la vie des patients ?

L.A. : Oui, c’est une piste que nous explorons. Nous pensons que certaines stimulations sonores, comme des séquences musicales ou des sons rythmés, peuvent réengager les circuits attentionnels et émotionnels. L’utilisation de ces sons ne guérit pas la maladie. Nous pensons qu’ils peuvent constituer une intervention complémentaire intéressante aux nouveaux médicaments pour contribuer à activer les réseaux cérébraux ciblés par la maladie. Nous testons par exemple des sons conçus pour améliorer l’éveil attentionnel et nous visons à développer en complément des sons qui favoriseraient l’endormissement et la régulation du sommeil. L’objectif est de développer des sons « thérapeutiques », qui stimulent de manière ciblée des régions cérébrales fragilisées.

Votre équipe est notamment impliquée dans le développement de nouveaux outils d’enregistrement cérébraux, connectés et portables. À quoi serviront ces outils ?

L.A. : Dans le cadre de l’Institut reConnect, nous mettons en place une plateforme de recherche et de santé connectée utilisant des nouveaux outils tels que des montres connectées ou des EEG portables. Notre but est de permettre de mesurer l’activité physiologique ou cérébrale en dehors du laboratoire, dans des environnements naturels comme à la maison, dans un centre de soins, ou pendant l’écoute de musique. Cela nous permettra de mieux comprendre l’effet réel des sons sur le cerveau, dans des contextes plus écologiques et de façon quotidienne, en limitant les déplacements au laboratoire ou à l’hôpital. Ces outils serviront aussi au diagnostic, notamment pour détecter des altérations précoces de la perception auditive ou émotionnelle chez des patients à risque. Et demain, ils pourraient permettre un suivi continu des effets de certaines stimulations auditives ou traitements.

Comment exploitez-vous vos découvertes fondamentales pour les transférer à la clinique ? Y a-t-il eu des avancées marquantes ces dernières années ?

L.A. : Notre équipe travaille main dans la main avec des cliniciens et des ingénieurs pour transformer les découvertes de laboratoire en outils concrets. Par exemple, nous développons, avec nos partenaires, des applications mobiles de dépistage auditif. Le transfert vers la clinique est au cœur de notre démarche, grâce au soutien de fondations comme la Fondation d’entreprise Optic 2000 – Lissac – Audio 2000, qui nous permettent de construire ce pont entre la science et les patients.

Pour en savoir : www.institut-audition.fr